Le tournant capital qui a abouti à cette transformation salvatrice a été amorcé par l’Occident lui-même, mais en prenant comme point de départ l’Orient. Le nouvel art occidental, qui avec les deux guerres mondiales avait abouti à une impasse, cherchait à se renouveler. Il s’est trouvé que l’Occident a découvert la lumière de l’Orient, le ciel et la terre de l’Orient et les arts orientaux, surtout l’arabesque et la calligraphie arabe. Les Allemands, qui dans le passé ont joué un rôle prépondérant dans l’orientalisme, spécialement dans la découverte du patrimoine culturel de l’Histoire des Arabes, ont joué ce même rôle sur le plan de l’art.
Le grand nom dans ce domaine de l’orientalisme artistique est celui de Paul Klee (1879-1940) qui a cherché à délivrer un message en exploitant à fond les possibilités de l’écriture arabe. L’Allemand Paul Frank, lui aussi, a vu dans le caractère arabe isolé sa merveilleuse forme décorative. Il lui a conféré une valeur esthétique, indépendante du mot qui véhicule le sens. C’est ainsi qu’il a structuré son art abstrait. Avec la découverte faite par l’orientaliste allemand s’amorce un nouveau mouvement de retour aux sources. Au début, ce mouvement suivait purement et simplement la ligne abstraite de l’art « orientaliste » de l’Occident.
Cependant l’étincelle n’allait pas tarder à se produire. Amîn al-Bâcha (1932-20..) par exemple, s’engage résolument dans une voie nouvelle. La couleur n’est plus, chez lui comme chez Klee, celle d’un rêve oriental ou de la fuite hors du temps et de l’action, mais une couleur en quête d’une intensité qui lie l’Oriental à la terre et au temps. Wajîh Nahla (1932-20..), de même évite l’emploi de la lettre isolée comme motif ornemental abstrait. Il part, lui, du mot arabe porteur de sens. Mais il y a plus. Avec Sa’îd ’Aql (1926-2001), en revanche, c’est le caractère latin qui sert de support à toute construction plastique dans le style de la grande construction picturale.
La liste serait longue de ces peintres et sculpteurs libanais qui, tels Michel Basbûs (1921-1981), Khalîl Zughayb (1911-1974), Mârûn Tomb (1912-1981), Husayn Badr al-Dîn (1939-1975), Jean Khalîfa (1923-1978), Chafîq ’Abbûd (1926-2004), Paul Guiragossian (1926-1993), ’Ârif al-Rayyiss (né en 1926), ont contribué à faire progresser l’art au Liban, dans la voie de la création originale et de l’authentique renouveau. Qu’il nous suffise de signaler que, parmi les artistes de cette génération, les uns comme Nâzim ’Îrâni (1915-20..) en sculpture, et Wahîb Baytiddîni (1929-20..) en peinture, ont suivi les traces des pionniers de l’art national et les autres, comme Halîm al-Hâj (1915-1998), sont restés dans le cadre du classicisme académique.
Puis c’est l’avènement de la cinquième génération. Son séjour en Occident a coïncidé avec l’apaisement de la tempête et le retour de l’art occidental à quelques-unes au moins de ses bases traditionnelles. Son art évolue dans le cadre de l’art formel avec, au point de départ, une solide connaissance des principes du dessin. On peut même dire que chaque artiste de cette génération a su, dès ses premiers pas, dans quelle voie il s’engageait. Ainsi de Husayn Mâdi (1938-20..) qui, dans sa peinture s’inspire des hiéroglyphes et, dans sa sculpture, de l’art mésopotamien ; de Ibrâhîm Marzûq (1937-1975) {i} qui a une prédilection marquée pour les ruelles, les maisons et les traditions du vieux Beyrouth ; de Mûsa Tîba (1939-20..) qui met à nu le jeu sacré de la fécondité et de la mort.
Un tournant important est pris. Les artistes de la nouvelle génération ne se contentent plus de recevoir. Désormais ils donnent. Et leur « don » se concrétise dans les œuvres d’avant-garde qui, grâce à leur saveur originale ont pu pénétrer dans le domaine jusque-là réservé de l’art occidental. Parallèlement, la capitale libanaise est devenue le grand foyer artistique de l’Orient arabe et un centre privilégié d’expositions de classe internationale. Sur le plan national, des expositions initiées par le Ministère de l’Éducation et des Beaux-Arts, sont organisées périodiquement depuis 1953. Signalons aussi la fondation, en 1965, de l’Institut des Beaux-Arts, rattaché à l’Université Libanaise.
Un autre point enfin mérite considération. Le « complexe » vis-à-vis de l’étranger, qui affectait le public habituel des expositions et le poussait à n’acheter que des toiles étrangères, a disparu dès l’instant où l’Occident s’est tourné vers le patrimoine culturel de l’Orient et que s’est affirmée la qualité des œuvres créées par les artistes libanais. Du coup s’est produit chez le public un changement notable dans sa façon de regarder l’art oriental, et les artistes libanais ont reçu la consécration de leur talent par leur entrée dans les encyclopédies internationales de l’art {ii} et les grands musées du monde.
Il est difficile de passer en revue l’ensemble des artistes libanais contemporains dans cet article succinct, et l’on risque, en citant quelques-uns, d’en oublier d’autres parmi les plus méritants et d’occulter aussi ceux qui ont décidé de s’établir à l’Étranger {iii}. Et cependant, quelques noms s’imposent : Olga Limanski (1903-1988), Diran (1903-1991), Sophie Yéramian (1915-1984), Michel ’Aql (1923-1997), Munîr Najm (1933-1990), Alphonse Philippos (1937-1987), Dorothée Salhab Kâdhimi (1942-1990), Georges Cha’nîn (1951-1995), Yvette Achqar (1928-20..), Martha Harâwi (1944-20..), Georges Nadra, Fâdia Haddâd (1959-20..),
À présent, laissons ces œuvres, où elles se trouvent, et notamment celles qui garnissent les murs des grands musées du monde, raconter elles-mêmes leurs secrets cheminements, et témoigner de l’apport modeste, et cependant original et créateur, des artistes libanais dans l’histoire de l’art contemporain universel.