Entrer dans la région de Jezzine, c’est découvrir une nature remarquablement préservée. Elle est parfois même décrite comme « primitive ». Et pour cause : entre 1975 et 2000, cette région rurale a été peu exploitée. Beaucoup de ses habitants ont préféré s’installer en ville, ou émigrer. Ce fut précisément le cas de Charles el Hage qui, à 18 ans, a quitté Jezzine et le Liban pour entamer une carrière internationale de très haut niveau : il est l’ancien vice-président principal du cabinet de conseil « Booz Allen Hamilton ». En 1993, il a fondé Booz Allen au Moyen Orient, et l’a dirigé jusqu’en 2009. Mais bien avant de quitter le pays du Cèdre pour se lancer dans le conseil en management aux Etats-Unis, Charles el Hage passait tous ses étés dans son village de Qaytouli.
« Le souvenir que je garde de cette période et de la région, c’est vraiment un sentiment de symbiose avec la nature », raconte-t-il. « On y passait 3 mois et demi par an. On y venait rarement l’hiver mais l’été, on passait nos journées à jouer dans la forêt, faire des cabanes, chahuter, tomber... Bref, on s’amusait. On y a vécu nos premiers flirts ! La forêt ici fait partie du quotidien des habitants ».
Oui, Jezzine, c’est d’abord la forêt où se nichent, dans des clairières, les villages de la région, reliés par une route qu’on se plait à suivre.
Ici, la forêt alimente tous les sens du visiteur. « La première sensation que je pourrais évoquer, c’est la vue », raconte Charles el Hage. « Vous savez, j’adore la mer, j’y passe deux mois par mois et dans ces moments-là, c’est extraordinaire de pouvoir regarder très loin à l’horizon en contemplant le bleu de la Méditerranée. A Qaytouli, j’ai la même sensation d’infini : depuis ma maison, je vois le vert de la forêt, puis le bleu de la mer, puis l’horizon ».
Il poursuit : « Il y a aussi les sensations olfactives, avec les parfums : celui de la forêt est très prégnant. Après la pluie, on sent la terre, les plantes, c’est vraiment unique. Et puis, il y a les sons et les bruits de la nature. Jezzine est l’une des rares régions au Liban où, grâce au calme qui nous entoure, on entend très distinctement les chants d’oiseaux spécifiques. On peut apprendre à les reconnaitre, pour savoir quel oiseau est en train de s’exprimer. Ici, pas de voiture, ni d’avion. On entend juste les bruits de la nature, de la forêt. La nuit, on peut écouter les loups, les renards, les chouettes... ».
Malgré le bonheur qu’il a pu connaitre dans cette région, Charles el Hage n’aura que très peu de contacts avec elle pendant 25 ans, à partir de son départ, à 18 ans. Il n’est pas le seul dans ce cas : entre 1975 et 2000, bon nombre de résidents ont préféré partir vers les villes ou émigrer. Mais dans les années 2000, il se rapproche de son village et y organise chaque année un rassemblement familial, pour que ses enfants y retrouvent leurs marques et apprennent à aimer ces lieux.
Au début des années 2010, il décide d’investir dans sa région d’origine, pour en valoriser le potentiel agricole et y créer des emplois : « A l’époque, j’ai été convié à une réunion organisée par des résidents de la région, qui réfléchissaient ensemble aux moyens d’éviter que la région ne se vide de ses habitants ». Dans ce contexte, l’entreprise sociale « Jezzine and Zaharani (JAZ) Developement Company » naît en 2014. L’objectif : soutenir le développement de l’agriculture locale dans la région.
Cela commence par la création de la marque j.Grove, derrière laquelle se dessine un objectif plus social que purement commercial : « Il s’agissait alors bien sûr de générer des emplois, mais aussi de renforcer le sentiment d’appartenance à la région, et même de fierté régionale », précise Charles el Hage. « Nous avons aussi lancé la Maison de la Forêt. Et nous travaillons aujourd’hui sur d’autres projets en agro-alimentaire, l’un dédié à la production de fromage, et l’autre destiné à identifier les types de plantes que l’on peut trouver dans la forêt, d’en recenser les propriétés pour produire des huiles essentielles. Il y a un potentiel très fort dans cette forêt de pins, pour des produits à base de plantes naturelles à utiliser en pharmacie ou en cosmétique ».
La région est également riche de plantations d’arbres fruitiers et d’oliviers, et de culture agricole en général. « On observe un regain de dynamisme dans ce genre d’investissement, à Jezzine et dans tout le Liban, explique Charles Hage. Il y a beaucoup de possibilités en termes de développement de produits naturels, qui peuvent générer des opportunités en termes d’exportation et de création d’emplois pour les fermiers de la région ». Aujourd'hui, j.grove compte sept employés à temps plein sur l’année. Durant la période de cueillette ou la saison des olives, il y a aussi des saisonniers, embauchés pour deux mois. Mais l’entreprise fait également travailler tout un réseau de partenaires et notamment une centaine de fermes de la région, dont des élevages de chèvres, de vaches et des cultures d’arbres fruitiers.
« Cependant, j.Grove doit rester une petite structure, à taille humaine », précise Charles El Hage. « Il ne s’agit pas de production intensive. Ce que nous voulons, c’est travailler avec la nature pour la nature. Et on doit aussi, tout simplement, tenir compte de la capacité de la région en termes de main d’œuvre ». Le secteur agricole au Liban est surtout structuré en entreprises familiales, notamment depuis le milieu du 20e siècle. « Des familles qui possèdent un terrain ont décidé de le travailler, souvent à l’initiative d’un des enfants qui n’avait pas poursuivi d’études supérieures. Dans l’ensemble, ceux qui travaillent à la ferme ne sont aujourd’hui pas à 100% dédiés à cette activité (sauf dans le cas de grandes fermes de bétail). Beaucoup ont un autre emploi en ville. Cependant, depuis 3 ans, on observe une plus grande professionnalisation des activités agricoles. Et davantage de jeunes gens éduqués cherchent à se tourner vers la terre. »
Voilà un signe du regain d’intérêt des jeunes pour leur territoire, que Charles Hage espérait tant, quand il a commencé à investir dans la région de Jezzine. « C’est très réconfortant de voir que cette région, abandonnée pendant 25 ans par toute une génération, ma génération, attire à nouveau nos enfants. Et je vois aussi des gens de mon âge qui rénovent leur maison familiale, qui en font de vrais bijoux, en respectant l’architecture locale ».
L’enjeu du développement de la région c’est également de la faire connaître à de nouveaux visiteurs, tout en la respectant et en la préservant, elle et son environnement. Car ce côté naturel, « primitif », c’est aussi ce qui fait la valeur de Jezzine aujourd’hui.